Editorial « L’éducation ignacienne en temps de crises et de défis »

L’un des événements marquants de l’année ignatienne[1] (début mai 2021 jusqu’en juillet 2022) au sein de l’université Saint Joseph (USJ) fut la réalisation du colloque sur « l’éducation ignacienne en temps de crises et de défis ». L’un des premiers « défis » de ce colloque fut sa tenue en présentiel dans les locaux de l’USJ après plus d’une année de confinement sanitaire. Ce défi vient s’adjoindre au contexte de multi-crises quotidiennes qui s’ajoutent au contexte libanais et auquel l’USJ a toujours eu comme mission d’y trouver des solutions ou du moins d’y répondre.

Le dit-colloque a regroupé plusieurs interventions et questionnements sur des thématiques touchant l’éducation ignatienne, réparties en trois axes principaux (théorique, pratique et contextuel). Dans un objectif commun d’une conversion continue et d’une relecture éducative, ensemble et pendant deux jours une réflexion autour des questions : Qu’avons-nous fait jusque-là ? Que sommes-nous en train de faire ? Et comment continuer de le faire, le mieux possible au sein de toutes les crises qui nous entourent ?

Par « nous », on entend la famille de l’USJ qui, face à la crise sanitaire et économique libanaise, et à l’instar de Saint Ignace voit et lit encore une fois les caractéristiques de l’éducation jésuite de qualité implantées au cœur de sa mission ! Les grandes lignes des caractéristiques de l’enseignement jésuite et leur application au sein de l’USJ en plus de plusieurs interventions sur les défis actuels et passés auxquels le Liban et l’USJ ont fait face étaient présentés et débattus au cours des deux jours du colloque.

Lors de la séance inaugurale, un manifeste de solidarité de la part des recteurs de plusieurs universités jésuites dans le monde fut diffusés sur l’écran et est venu s’ajouter au mot d’ouverture du P. Salah Aboujaoudé s.j. et au mot d’accueil du P. Salim Daccache s.j. qui ont exposé la situation critique que nous traversons et la position de l’USJ aux côtés du corps enseignants et estudiantin, une lueur d’espoir vers un avenir meilleur, une espérance ancrée dans une mission d’excellence et une éducation se voulant donner toujours plus.

1- Que signifient les caractéristiques de l’éducation jésuite selon un aspect théologique et philosophique ?

L’intervention du P. Denis Meyer s.j. a précisé que les éducateurs jésuites ou ignatiens ont beaucoup à apprendre de Jésus, de sa manière d'enseigner et d'annoncer le Royaume, ainsi que sa manière de se comporter avec les autres qui font de lui un grand éducateur, soucieux de voir grandir ceux qu'il rencontre et de les aider à devenir ce qu'ils sont appelés à être dans le respect de leur liberté. Dans l’aspect philosophique de l’éducation jésuite, le P. Guilhem Causse s.j. retient trois défis majeurs à partir de son environnement : la crise sociale et écologique mondiale dans laquelle l’humanité est plongée, l’irruption d’internet dans l’éducation et la pluralité des cultures des personnes. Des défis actuels mais auxquels des philosophes pédagogues ont répondu à des défis similaires en leur temps et qui peuvent nous inspirer : Socrate, Descartes et Gadamer. Pour enfin centrer son analyse sur une reprise jésuite et ignatienne de ces éléments et voir comment ils sont approfondis dans ce contexte.

2- Comment comprendre les caractéristiques de l’éducation jésuite à la lumière des défis contemporains surtout au Liban et au Proche-Orient ?

Evidemment les Recteurs de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth sont appelés à prononcer de nombreux discours et allocutions lors de leurs mandats respectifs surtout à l’occasion de la Fête patronale de l’Université ; ils y abordent des problématiques propres à l’Université mais en des temps exceptionnels, ces allocutions deviennent l’occasion de mettre le doigt sur des problématiques à caractère national qu’elles soient d’ordre social, politique ou économique. Dans son intervention Dr. Fouad Maroun cherche à identifier les éléments contextuels des discours des Recteurs Jean Ducruet s.j., Sélim Abou s.j., René Chamussy s.j. et Salim Daccache s.j. prononcés en des temps exceptionnels durant leurs mandats respectifs, et à en ressortir le fil commun en relation avec les caractéristiques de la tradition jésuite. Pr. Carla Eddé quant à elle, aborde l’USJ à travers l’histoire du Liban en signalant le rôle joué par l’USJ à chaque partie de son histoire et dans la formation même de l’histoire du Liban. P. Nader Michel s.j. aborde la question de l’Éducation jésuite et défis contemporains au Proche-Orient surtout en partant de l’expérience en Égypte, comme dans d’autres pays du Proche-Orient, en énumérant quatre défis majeurs auxquels l’éducation fait face : (1) l’uniformisme dans le contenu et les méthodes de l’enseignement, imposé par une forte autorité étatique ; (2) une culture de la consommation qui considère l’éducation comme un produit à se procurer ; (3) la domination de la culture digitale avec ses avantages et ses méfaits sur la mentalité des jeunes ; et (4) enfin les restrictions scolaires imposées par la pandémie du Covid-19. Dans ce contexte, l’éducation jésuite déploie une attention personnelle à chaque élève, l’accompagne pour réaliser le meilleur de lui-même, l’éduque à l’attention à la vie et aux autres et l’aide à assumer ses responsabilités à l’égard de la société, du pays et du monde, visant à lui offrir une formation globale.

3- Quelles pratiques et actions ont-elles été entremises au sein de l’USJ et dans la région à la lumière des caractéristiques de l’éducation jésuite ?

L’une des pratiques « essentielle » de l’USJ est son ouverture vers le dialogue islamo-chrétien qui se doit préciser et formuler non seulement un contenu mais aussi les modes qui traduisent la manière de le vivre. En effet, l’essentiel de ce contenu et de ces modes se vérifie et s’affine dans les actes davantage que dans les paroles. P. Marek Cieslik, s.j. précise que lorsque ce dialogue est bien compris et vécu, il pourra nous mettre au plus près de certaines de nos expériences, de nos attentes et de nos espoirs, comme de ce qui est représentatif pour tout homme lorsque sa conscience est placée devant l’exigence et le défi de la vérité. P. Jad Chebli s.j. a relaté les différents faits de solidarité et actes de l’USJ en mission surtout lors de l’explosion du 4 aout dévastatrice et a pointé sur le travail de l’aumônerie et de USJ en Mission qui s’inscrivent dans une volonté d’accompagner, de guider, de discerner et d’encourager et cela en répondant aux quatre préférences apostoliques universelles; Mme Gloria Abdo a fait une relecture des valeurs ignatiennes intégrées dans l’action citoyenne, un état des lieux englobant les différents clubs estudiantins et d’éducation à la citoyenneté et a la démocratie, des actions responsables et pratiques pour une éducation de l’homme libre de demain. Mais il ne faut surtout pas négliger la spiritualité ignatienne et la tradition de recherche scientifique qui s’accompagne évidemment de la pratique de l’éthique présentée par P. Michel Scheuer s.j. La recherche scientifique étant une des trois missions de toute université et la première chronologiquement, la mission de la création de nouveaux savoirs (recherche), de leur transmission au travers de l’enseignement et leur mise au service de la société (service). Parce qu’elle est une université d’inspiration « jésuite », l’USJ accorde une attention particulière à la dimension éthique de la recherche scientifique. Ceci se réalise concrètement à travers les missions et le travail du « Centre Universitaire d’Ethique » qui sert d’appui au « Comité d’éthique de la recherche » et, en ce qui concerne les sciences médicales, au « Comité d’éthique de l’Hôtel-Dieu de France ». P. Gaby Khairallah s.j. a relaté les différentes actions humanitaires et sociales surtout au niveau du CJC (Cercle de jeunesse catholique à Beyrouth), une pratique solidaire dans des moments de crises de tous genres. L’expérience libanaise de l’éducation ignatienne a aussi des consœurs dans des pays tels la Syrie et l’Iraq, le Monseigneur Antoine Audo a souligné les orientations de l’éducation des Jésuites sur la dialectique entre le particulier et l’universel comme approche de l’histoire et de la relation à Dieu, et au mystère de l’Incarnation, à partir de la théologie de Vatican II et des Constitutions de la Compagnie de Jésus, puis en présentant quelques institutions et figures de Jésuites engagés dans l’éducation en Irak et en Syrie pour se questionner sur les perspectives à venir concernant le service pédagogique à rendre aujourd’hui au monde arabo-musulman au niveau des Sciences humaines et du respect de l’altérité. Pour l’Egypte, P. Nader Michel s.j. a évoqué les moyens concrets qu’utilise l’éducation jésuite en énumérant sept : (1) L’apprentissage des langues comme moyen d’ouverture aux valeurs humaines et la formation d’un esprit critique ; (2) la recherche personnelle dans le domaine des sciences et des mathématiques ; (3) les activités parascolaires sociales et culturelles ; (4) les classes de vie où on offre aux élèves un espace de réflexion et d’expression sur leurs questionnements ; (5) l’ouverture transcendantale pour accueillir une parole qui vient de Dieu, apprendre à reconnaître ses sentiments personnels et avancer sur le chemin du discernement et de la décision ; (6) veiller à la qualité de vie des professeurs et à leur formation permanente ; et (7) enfin promouvoir la collégialité dans l’animation et la direction scolaires. P. Ricardo Sanchez s.j. a témoigné de la mission éducative des jésuites en Algérie et les différentes œuvres qui s’y trouvent avec un accent particulier à l’inattendu qui fait partie désormais de ce qui est attendu dans le quotidien comme un sursaut de vie pédagogique.

En conclusion, l’éducation jésuite a toujours visé et ciblera continuellement la formation des hommes et des femmes conscients, compatissants, engagés et compétents. L’excellence académique de l’USJ permet d’accomplir l’un de ses rôles sociaux fondamentaux et lui permet de même d’entrer en dialogue puisque « la conversion se fait toujours en dialogue, en dialogue avec Dieu, en dialogue avec les autres, en dialogue avec le monde »[2] en plus d’une éducation de qualité. En réponse à la deuxième Préférence Apostolique Universelle[3], qui consiste à faire route avec les pauvres et les exclus, et la promotion de la justice sociale et en vue du changement des structures économiques, politiques et sociales qui génèrent l’injustice. L’USJ est ouverte à tous, indépendamment de leur capacité à payer. Elle n’est pas un milieu où règne la ségrégation mais une porte d’entrée vers de nouvelles opportunités pour les pauvres et au sein de laquelle règne une diversité socioéconomique dans sa communauté éducative.

En dépassant les attentes et en nous efforçant d'obtenir « davantage » pour les autres et pour Dieu, nous pouvons servir durablement quelque chose de plus grand que « nous ». Cela n'a pas grand-chose à voir avec la quantité, mais avec la qualité. Les personnes qui ont été transformées par le « Magis » dans leur vie s'efforceront de s'améliorer dans tout ce qu'elles entreprennent, en discernant « davantage » la décision appropriée qui sert le mieux, Dieu et les autres « davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés. »[4]. Ils mettront leurs mains et leurs esprits au travail dans la poursuite constante d'un bien plus grand et commun. C’est un rôle premier et pionnier dans l’éducation jésuite au sein de l’USJ. Nos talents, capacités, attributs physiques, personnalités, désirs, cœurs, foi et esprits sont tous aussi dignes de soins et d'attention « Cura Personalis »[5]. Un cœur bienveillant, un esprit ouvert et un but bien défini forment un triumvirat personnel et communautaire : tous trois sont essentiels pour devenir le plus fort possible et créer une communauté. De nombreuses universités traitent les étudiants comme de simples documents d'admission, puis leur remettent un bout de papier quatre ans plus tard. Nous pensons qu'une université est un parcours qui change la vie et l'âme. Nous croyons qu'il faut développer non seulement les compétences professionnelles de nos étudiants, mais aussi la personne dans son ensemble et intégrer tous les aspects de leur vie dans la pratique. Sur nos campus, le cœur, l'esprit et l'âme ne sont jamais séparés. Ils travaillent ensemble comme un triumvirat personnel : tous trois sont essentiels pour devenir le plus fort d'entre nous.

L'identification des passions et le perfectionnement des compétences sont les premières étapes pour faire une différence significative et durable. Nous pensons qu'apprendre et diriger sont les deux faces d'une même pièce transformatrice. Les élèves explorent avec audace leur potentiel futur. Notre enseignement répond ensuite à ce défi grâce à des milliers de possibilités de stages rémunérés, des liens exceptionnels avec les principaux réseaux d'emploi, des conférenciers de renommée mondiale et des possibilités innombrables de bénévolat au sein de l’USJ. Après tout, nous ne nous contentons pas d'éduquer. Nous formons et éduquons des agents de changement. Nous aidons à transformer les objectifs et les projets des étudiants en une différence positive dans le monde entier.

Par « nous », on entend la famille de l’USJ !

Pr. Nada Mallah Boustani

Le 12 mars 2022,

le 400e anniversaire de la canonisation de Saint Ignace.


Pour consulter la communication du colloque publiée le 19 mars 2022, consultez.



[1] P. Arturo Sosa, supérieur général des jésuites, « Lettre à toute la Compagnie 2019/23 », Rome, 27 septembre 2019. https://www.jesuits.global/sj_files/2019/09/2019-23_27sept19_FRA.pdf

[2] Pape François, message vidéo aux participants, à l’occasion de la prière internationale en ligne « Pèlerins avec Ignace » pour l’année ignatienne, 23 mai 2021. Transcription: https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2021-05/jesuites-annee-ignatienne-pape-francois-message-discernement.html

[3] P. Arturo Sosa, supérieur général des jésuites, « Lettre a toute la Compagnie 2019/06 », Rome, 19 février 2019. https://www.jesuits.global/sj_files/2020/05/2019-06_19fev19_fra.pdf

[4] Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 23.

[5] P. Peter-Hans Kolvenbach, « Cura Personalis », Review for Religious 28, 1 (2007), 9–17.